Attrape P si tu peux

Histoires d’agriculteurs et de phosphore

par Tanya Brouwers

Le phosphore stimule la croissance des racines, promeut la maturation des cultures et stimule la production de semences. Quand la teneur en phosphore est faible dans le sol, les rendements des cultures en souffrent et, ultimement, le compte en banque de l’agriculteur.

 

Les CMA attachés à une racine. Photo de Chantal Hamel.Le phosphore (P) est l’un des nutriments les plus problématiques tant pour les agriculteurs que pour les plantes. De tout le phosphore présent au plus profond des champs fertiles, seule une fraction existe sous une forme solubilisée disponible pour les plantes.

Sauf sous des conditions idéales, le phosphore (incluant les applications de la dispendieuse roche phosphate) se liera étroitement aux particules d’aluminium, de fer et de calcium du sol et sera alors non disponible pour les plantes.

Le phosphore est le plus disponible dans les sols parfaitement humides et chauds, idéalement dans les loams sableux légèrement acides. Même si les formes disponibles de P sont abondantes, les plantes en dehors de « la zone » sont laissées pour compte si le P refuse de bouger.

Il est intéressant d’observer que certains agriculteurs biologiques qui poursuivent leurs opérations avec des taux de phosphore du sol inférieurs aux taux optimaux continuent d’avoir d’excellents rendements de cultures. Les scientifiques nous disent que la communauté microbienne largement inexplorée du sol joue un rôle très important dans cette anomalie, en fournissant aux plantes du phosphore qui était initialement estimé comme étant non disponible. 

Le groupe de chercheurs qui suivent, en partenariat avec la Grappe scientifique biologique (GSB), va un peu plus loin. Pour aider les agriculteurs biologiques à utiliser cet élément insaisissable plus efficacement, ils ont tenté d’identifier, comprendre et harnacher le pouvoir solubilisant du phosphore des microorganismes du sol.

CMA, P et les plantes: Une histoire d’amour symbiotique -Chantal Hamel

Les plantes peuvent accéder au phosphore du sol de trois façons. Certaines plantes, tel le canola, ont des poils racinaires absorbants qui extraient le phosphore de l’environnement immédiat de leur système racinaire hautement développé. D’autres, tels les lupins, fabriquent une couche collante sur les racines qui lie étroitement le sol et les nutriments à la surface racinaire.

Dr. Chantal HamelLa Dre Chantal Hamel, chercheuse à Agriculture et Agroalimentaire Canada en Saskatchewan, est fascinée par le troisième groupe de plantes – celles qui ont une relation avec les organismes du sol tels que les champignons mycorhiziens à arbuscules ou CMA.

Les CMA s’attachent aux racines des plantes hôtes. En échange d’un approvisionnement en hydrates de carbone, les CMA se multiplient et s’étendent à travers le sol. Ils forment un réseau hyphal quelque peu semblable aux autoroutes ou, comme le dit Hamel, à des « tubes ».

« Ces réseaux (ou tubes) captent le phosphore qui est éloigné de la plante », observe Hamel.  « Ils l’accumulent dans de petits vestibules et le gardent en réserve disponible pour les plantes. » La plante hôte peut donc « sucer le contenu de ces tubes, comme elle le ferait avec une paille. »

Le lupin vivace, contrairement au lupin blanc, soutient les populations de CMA. Photo de Janet Wallace.Cependant, ce ne sont pas toutes les plantes qui forment des relations avec les CMA. Parmi celles qui le font, certaines sont plus dépendantes de ces organismes que d’autres au niveau de l’absorption racinaire des nutriments. Il vaut mieux considérer cela lors de la planification de la rotation des cultures.

Les cultures qui soutiennent les CMA incluent le maïs, le blé, l’orge, la plupart des graminées et toutes les légumineuses à grain excepté le lupin. Cependant, le blé est moins dépendant des CMA que le maïs; le blé peut donc être planté après une culture telle que le canola sans une chute significative du rendement. D’autre part, il est préférable de planter le soja avant de planter une culture de maïs.  

Les membres de la famille des crucifères, tels que canola, radis, moutarde, choux et chou fourrager, ne sont pas des hôtes mycorhiziens. Veuillez considérer cela lorsque vous planifiez les rotations de cultures avec les plantes qui requièrent le bénéfique phosphore des champignons mycorhiziens.

Les populations des CMA peuvent être réduites par:

  • Des facteurs environnementaux,
  • L’interférence agricole,
  • Des conditions de sécheresse excessives,
  • Des sols froids,
  • Trop d’humidité,
  • Une surfertilisation avec du phosphore,
  • Un travail du sol excessif.

« Les CMA vivent dans la zone des premiers 25 cm du sol, vous devez donc labourer peu en profondeur, » dit Hamel. « Labourer à 10 cm de profondeur aura peu d’impact, mais si vous creusez à 20 cm avec une charrue, vous aurez un impact important sur les réseaux de CMA. »

L’inoculation de semences ou du sol avec des CMA constitue l’une des options lorsque les sols affichent des populations minimales. En 2010, Hamel et son équipe de chercheurs ont inoculé plusieurs parcelles d’essai de blé avec le produit de Premier Tech, MYKE PRO. L’un des résultats fut la maturation hâtive du blé. Cette année, ils inoculeront à nouveau les sols pour déterminer l’effet sur le rendement.

Se projetant dans l’avenir, Hamel est heureuse de travailler sur un projet à long terme pour sélectionner les variétés de blé qui créent des relations efficaces avec les populations de CMA les plus productives.

« Nous avons découvert que les CMA ne sont pas tous les mêmes. Il y a des différences énormes au niveau de leur efficacité, » dit Hamel.  

Par exemple, certains forment de larges réseaux. D’autres sont facilement parasités ou malades. Certains groupes affichent de faibles performances dans les sols secs. Ou encore, d’autres captent le phosphore plus efficacement; dans les sols où le phosphore disponible pour les plantes est limité, cette caractéristique peut être des plus recherchées.

Hamel admet cependant qu’une combinaison blé/CMA pleinement fonctionnelle nécessitera plus d’une dizaine d’années de recherche. En attendant, elle est heureuse de poursuivre son travail en explorant la vie et les comportements du champignon mycorhizien, l’un des membres de la complexe communauté qui vit sous nos pieds dans la poussière.

Les rhizobactéries: résoudre les désordres de la replantation - Louise Nelson, Molly Thurston et Gerry Neilson

Dans la Vallée de l’Okanagan de la C.-B., la production fruitière et les affaires immobilières sont deux des activités économiques les plus fructueuses. Le prix de l’acre varie de soixante à cent mille dollars et le coût d’établissement des vergers est d’environ dix mille dollars l’acre. Une perte typique de dix à vingt pour cent des arbres fruitiers nouvellement replantés par l’agriculteur est donc difficile à avaler.

Thurston, la Dre Nelson et le Dr Neilson, chercheurs de la GSB,  ont entrepris de déterminer la cause (et la solution potentielle) de ce problème financièrement dévastateur.

Au cours de leur investigation initiale, les scientifiques ont observé que les applications de phosphore soluble aux jeunes arbres augmentaient leur vigueur et la dimension de la canopée, et haussaient le rendement pour les années subséquentes.

« Le phosphore est vraiment important dans le développement du système racinaire », déclare Thurston. « Lorsque les arbres arrivent de la pépinière, il y a des racines primaires, mais les racines nourricières plus fines doivent se développer. Et c’est à ce moment-là que le phosphore joue un rôle – il stimule leur croissance. »

Ces fines racines nourricières aident la plante à accéder aux nutriments du sol. Sans elles, l’arbre devient « dénutri » et, tel un corps humain qui manque de vitamines et de minéraux, l’arbre devient malade.

Cependant, les engrais de phosphore soluble ne sont pas permis en production biologique. « La roche phosphatée ou la farine d’os que nous utilisons ne s’écoulent pas vers les racines de l’arbre. Vous pouvez les appliquer dans la fosse de plantation, mais ça va rester là. » Elle ajoute, « Vous pourriez tout aussi bien prendre votre argent et le jeter par la fenêtre. »

C’est là que les bactéries entrent en jeu. Dans le sol, certaines bactéries se joignent aux racines de plantes et les enrobent. La bactérie relâche alors des acides organiques dans la rhizosphère (l’aire entourant les racines) et abaisse le pH du sol. Le résultat? La roche phosphatée ou tout phosphore lié aux particules du sol dans la rhizosphère est solubilisé et devient immédiatement disponible pour la plante.

Pour les chercheurs, l’étape suivante consistait à rassembler et récolter des rhizobactéries productives. Dieu merci, Louise Nelson, précédemment en poste à l’Université de Saskatchewan, avait collectionné plus de 100 espèces de bactéries du sol depuis les zones racinaires des légumineuses. Elles ont été sélectionnées entre autres choses pour leurs propriétés antifongiques, leur impact sur la croissance des plantes et leur tolérance au froid. C’est leur propriété de solubilisation du phosphore qui est présentement analysée en C.B.

En commençant avec cent espèces de bactéries, des boîtes de Pétri et deux formes de phosphore insoluble, les chercheurs ont réduit le nombre de bactéries aux cinq meilleures performeuses. Ces cinq espèces ont été placées dans des sacs de croissance emplis d’un milieu de culture liquide, de phosphore encore plus insoluble et de semis de pommiers. Les résultats sont stimulants.

« Nous observons des données intéressantes, » dit Thurston. Les données « indiquent que la combinaison des bactéries avec la roche phosphatée produit plus d’apex des racines. Nous sommes enthousiastes, car cela soutient la théorie qu’avoir plus de phosphore disponible stimule la croissance des racines.»

La prochaine étape se déroulera au champ. L’été dernier, Thurston a inoculé des racines de semis de pommiers dans des solutions contenant trois de ces bactéries. Elle a semé les semis dans les fosses contenant six sources différentes de P incluant la farine d’os, la roche phosphatée et un contrôle. Puis, il fallait attendre.

« Je suis vraiment impatiente de voir les progrès au cours de la prochaine année, » dit Thurston. « Mon attention se portera au printemps et en été sur la collecte de données de croissance tant des systèmes racinaires que des arbres. »

Alors, quand cette technologie sera-t-elle une option viable pour tous les agriculteurs ? Nelson prédit que ça prendra encore un minimum de cinq années. À ce moment, les bactéries seront offertes en format pratique et, suivant la réglementation nationale, auront été testées au niveau de la sécurité humaine et écologique.

« D’ici là, il y a beaucoup de travail à faire,» ajoute Nelson.

« C’est bien comme ça » dit Thurston en riant. « Ça nous tient occupées ».

Le futur: dans trente ans et plus

Non seulement le phosphore du sol est-il désespérément insaisissable, mais il est en quantité terriblement limitée. Certains prédisent que la roche phosphatée, la bouée de sauvetage de plusieurs agriculteurs biologiques, aura complètement disparu dans environ trente ans si les taux d’extraction actuels sont maintenus.

Même les grandes réserves de phosphore des sols agricoles canadiens risquent d’être totalement épuisées. Tant que les fermes biologiques et conventionnelles continueront de retirer plus de phosphore qu’elles en réinjectent, incluant celui retiré par l’action des organismes du sol, il est prédit que les réserves s’épuiseront dans aussi peu que 200 ans.

Il est nécessaire de fermer la boucle du phosphore. Particulièrement sur les opérations de grains à grande échelle, un montant imposant du phosphore du champ quitte la ferme pour se retrouver dans les villes, d’où il est littéralement jeté dans les canalisations.

Les produits agricoles de pointe qui utilisent la struvite (phosphate extrait des eaux usées) ont le potentiel de réintroduire le phosphore dans les  champs depuis une usine urbaine de traitement des déchets. Cependant, les produits de ce genre n’ont pas été approuvés en agriculture biologique. Conséquemment, la majeure partie du phosphore des fermes biologiques continue d’être exporté à sens unique.

« Les événements se bousculent », admet Thurston.  Elle discute du rôle important des bactéries du sol dans les systèmes durables et précise que, « Si nous utilisons ce que nous appliquons plus efficacement, et avons moins de déchets ou d’accumulation dans le sol, je crois que ça sera une bonne chose. »

Elle a raison. Tant que la connexion campagne-ville ne sera pas faite, le rôle des organismes du sol dans l’extraction efficace du phosphore du sol sera un élément-clé du succès de l’agriculture biologique canadienne et de sa sécurité alimentaire à long terme.

 

Cet article est d’abord paru dans l’édition spéciale Été 2012 du “Canadian Organic Grower” consacrée à la recherche. Cette édition spéciale du TCOG est publiée grâce au soutien de la Grappe scientifique biologique. Les projets de la Grappe scientifique biologique décrits dans cet article sont financés par Agriculture et Agroalimentaire Canada, la Commission canadienne du blé, Western Ag Innovations et Novozymes Biologicals.

La Grappe scientifique biologique du Canada (GSB) fait partie de l’Initiative de grappes agro-scientifiques canadiennes du cadre stratégique Cultivons l’avenir d’Agriculture et Agroalimentaire Canada, une initiative fédérale-provinciale-territoriale. La GSB est dirigée par le Centre d’agriculture biologique du Canada et par le demandeur principal de l’industrie, la Fédération biologique du Canada.